Wegofunk: Avec « 74 » tu es en mode « soul », mais pourtant ce n'est pas ta musique de prédilection à la base.
Sly Johnson: Il est vrai que j'écoutais surtout pas mal de musiques afro-cubaines et du jazz. Ce qui tournait à la maison c'était plutôt de la salsa, comme Johnny Pacheco ou Willie Colon, quasiment tout le temps. Malgré cela il y avait quand même des disques de James Brown chez mes parents: Le live à l'Apollo, des disques live d'Otis Redding, Wilson Pickett. figuraient dans la discothèque de papa. Mais c'est vrai que c'est beaucoup plus tard que j'ai entrevu les possibilités que j'avais dans la soul. Je me suis découvert une vraie sensibilité pour cette musique.
W: Comment as tu fait pour te greffer à une musique qui à priori ne t'es pas familière? Comment as tu sauté le pas?
SJ: C'est grâce au rap, musique dans laquelle j'ai toujours baigné. C'est le rap qui m'a ramené vers la soul, le funk, avec la culture du sample. Je me suis intéressé plus profondément à la phase de conception dans le rap. J'ai commencé à composer à la maison, à faire le beatmaker. J'ai découvert des samples. Je voulais savoir d'où venaient réellement ces samples. Je suis tombé dans cet univers là. Et puis j'achetais beaucoup de disques, de vinyles. Un ami Jean-Philippe Mano m'a très intelligemment initié à cette culture discographique. « DJ JP », qui est en activité depuis trente ans. C'est l'un des premiers DJ de musiques noires américaines en France.
W: Quel genre de sons à tourné sur ta platine pour inspirer cet album?
SJ: C'est une question infernale que tu me poses! J'ai écouté des compilations Atlantic, des compilations « Super funk », qui ont édité pas mal de volumes. Du Joe Tex, du Donnie Hathaway, Lee Fields, tellement d'autres...
W: Comment as tu fait pour adapter à ta sauce un standard de la soul comme « Fa-fa-fa (sad song) » d'Otis Redding?
SJ: Au départ pour ce titre là j'ai fais une version acapella, en beat box, et accompagné d'un piano. C'était la première maquette de ce morceau. C'était ma façon de me réapproprier le thème, de lui donner une seconde vie, une forme un peu plus originale. Par la suite j'ai travaillé avec une ribambelle de bons musiciens (l'orchestre 74's ndlr) et on a essayé de faire une version tous ensemble, qu'on a gardée au final.
W: Tu as eu un coup de pouce de la chanteuse de jazz Dee Dee Bridgewater On se souvient que tu avais repris du James Brown avec elle et sa fille China Moses aux « Victoires du jazz ». Tu peux nous parler de cette relation artistique avec Dee Dee?
SJ: C'est elle qui m'a proposé de travailler sur un premier album. Elle m'a aidé à réaliser mes premières maquettes. Elle devait être la productrice du disque mais finalement ça ne s'est pas fait. C'est un de ses amis du label Universal qui a continué le projet. Dee Dee est une personne pour qui j'ai un immense respect, qui a entendu mes balbutiements en tant que chanteur. Elle m'a encouragé, soutenu et donné beaucoup de force et d'attention...
W: Il y a pas mal de collaborations sur cet album. Peux-tu évoquer ton travail avec « Slum Village »?
SJ: C'était chouette de les voir, surtout d'aller chez eux, à Detroit! Après les quatorze jours d'enregistrement avec le groupe j'ai fais un crochet par Detroit pour retrouver T3 et Elzhi de « Slum Village ». Je connaissais déjà T3 auparavant. On s'était déjà rencontré maintes fois sur les scènes. On avait même fait en studio, à l'époque du « Saian Supa crew », un morceau qui n'est jamais sorti. C'était cool ce featuring d'autant que c'est un groupe que j'apprécie énormément. C'était une belle chose de pouvoir faire avec eux un titre en hommage au Hip Hop. C'était très court. On a fait ça en quelques heures, une après-midi mais c'était parfait.
W: Il y a aussi des voix féminines sur l'album Tu avais déjà travaillé avec des chanteuses comme Camille, Rokia Traoré. Sur « 74 », il y a le featuring avec Ayo: « I'm calling you », les voix de Rachel Claudio et Valérie Delgado...
SJ: Avec Ayo c'était très simple. L'avoir sur l'album a été facile. On se connaissait déjà depuis très longtemps. J'ai eu l'occasion de faire quelques jams avec elle. On se produisait dans des bars-restos. Ayo a bossé de son côté. Elle a travaillé sur des paroles. Quand on s'est vu en studio elle s'est montrée généreuse, souriante, telle qu'elle est. On a bien peaufiné le morceau ensemble. J'étais vraiment content. C'était un duo qui marchait bien, pas un « duo marketing » conventionnel. Je n'avais pas envie de ça. Il était important pour moi de faire le titre avec Slum Village comme il était important de faire celui avec Ayo. Quant à Rachel Claudio et Valérie Delgado c'était encore plus simple, vu qu'elles assuraient les choeurs. Elles ont travaillé les morceaux en amont et les maîtrisaient très bien.
W: De rappeur tu deviens chanteur. Tu avais ça en toi? Comment ça s'est révélé?
SJ: Certains de mes amis disent qu'il y avait un petit truc. Qu'ils avaient décelé quelque chose. Je ne l'ai vraiment pas détecté immédiatement. C'est arrivé, au fil du temps, naturellement, avec des gros coups de pieds au cul que mes amis m'ont donné! Ce n'est pas venu du jour au lendemain C'est pour ça que cet album a demandé de la maturation. Il fallait que je sois en totale confiance. C'est en 2007 que ma voix est sortie, de manière frustre, animale. C'était un moment particulier, magique même.
W: Tu ne te sentais pas tout à fait toi-même dans la machine du « Saian Supa Crew ». Dirais-tu que ton individualité y était étouffée?
SJ: Je me suis retrouvé un peu enfermé dans un rôle de Beat boxer, de MC, de rappeur qui ne me correspondait pas forcément. Je ne me sentais pas honnête envers moi-même et envers le Hip Hop, art que je respecte au plus haut point. Il fallait trouver ma voie, que je fasse quelque chose de ma personne, l'œuvre qui me ressemble. Mes collaborations m'ont beaucoup aidé à me retrouver, à savoir dans quelle direction j'allais..
W: Malgré le groove omniprésent c'est aussi un album très intimiste. « 74 », c'est ton année de naissance. L'album est truffé des références très personnelles.
SJ: Tout à fait. Des références à mon père, à ma mère. Des choses que j'ai pu ressentir adolescent. J'avais besoin que beaucoup de choses sortent de moi et de les entendre sur disque. C'est pour ça que ce projet est si personnel. J'avais besoin de chanter tel que j'étais sur le moment. On est tous en perpétuelle évolution. J'aurai fais cet album à un autre moment il aurait une sonorité complètement différente. J'avais aussi un urgent besoin que cette voix qui est la mienne sorte, que j'en prenne conscience dans tout ce qu'elle peut avoir de singulier.
W: On se souvient de tes duos avec le trompettiste de jazz Erik Truffaz, bien avant cet album. T'a t-il aidé dans ce cheminement?
SJ: C'est probablement la collaboration qui m'a le plus marquée. J'ai découvert quelqu'un d'une générosité incroyable. Un musicien exceptionnel, qui a une approche aux antipodes de ce que j'avais fait avant. Tout en simplicité, en douceur. Apparenté au jazz, il essaie de donner de nouvelles formes à la musique qu'il aime et qu'il fait. C'était une rencontre magique avec une succession de concerts sur deux-trois ans qui m'ont fait beaucoup de bien. On va d'ailleurs réitérer cette expérience. C'est l'aventure qui m'a permis de prendre confiance en moi et de me dire: « Je peux me jeter à l'eau! »
W: En résumé tu as grandi avec de la salsa, fait du rap de la beatbox, une incursion dans le jazz. Ton premier opus est soul funk. Demain où seras-tu?
SJ: Ha ha! Je pense que je serai dans tous ces univers. Je garderai ce style qui est le mien. Je ne vais pas changer. Mais je m'autoriserai à aller plus loin, à surprendre. J'y travaille. J'y réfléchis beaucoup. J'ai pas mal d'idées en tête qui me semblent très bonnes pour le prochain album. Un peu tôt pour en parler maintenant mais... on se reverra juste avant la sortie!
Discographie: Sly Johnson « 74 » 2010 Universal music
Liens:
http://www.slyjohnson.com/