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Disquaire indépendant depuis 1996 situé au 40, rue des fontaines, 60600 Clermont de l'oise
C’était un matin d’hiver, je travaillais en face du BHV de la rue de Rivoli…
Profitant d’une pause, je monte à l’étage du magasin pour retrouver le même lieu : quelques bacs de disques biens classés, avec un petit ilot réservé à l’écoute.
Il y avait là un type qui exauçait vos vœux en posant délicatement les disques sur l’une des platines, et vous faisait alors découvrir l’œuvre, le casque sur les oreilles.
Il y avait selon l’heure, toujours deux à trois personnes occupant le lieu, et j’avais souvent la chance d’arriver quand l’une des platines était libre.
J’ai pu découvrir ainsi bon nombres de disques dans les conditions les plus agréables, tombant sur une illustration accrocheuse au recto, et l’écouter immédiatement. Pour du reste, ne pas toujours constater la symbiose entre la beauté de la pochette et son contenu.
IL est des disques que l’on achète après quelques mûres réflexions, orienté par un article dans la presse, conseillé par tel ami proche, ou récemment découvert sur les ondes, et c’est serein que l’on repartira chez soi , conquis d’avance par l’œuvre.
Et il y en a d’autres qui portent en eux quelque chose de mystérieux, et qui peuvent tout aussi bien atterrir chez vous sans que l’on ait pris le soin de l’écouter.
Le genre de disque qui se distinguera dans une collection, qui prendra une place toute particulière, car sa présence découle de la parfaite alchimie du hasard et de la confiance dans son geste..
J’ignorais tout de Billie Holiday et autant d’ Ella Fitzgerald, mais cette pochette avait ce quelque chose de captivant, une teinte sobre, avec ces deux chanteuses au recto, l’une souriante, et aux formes très généreuses, alors que l’autre paraissait recueillie, les yeux clos, et semblait accompagner sa complainte d’un geste fragile.
On ne découvre pas un tel disque en suivant le même processus qu’à l’habitude, on prendra bien soin de ne pas en sanctionner à la hâte le contenu, se laisser aller à une critique trop soudaine…
Non, on sait qu’il s’agit là d’une interprétation qui mérite bien plus, qu’il faudra s’en imprégner lentement pour, peut être, connaître la magie que seul le temps parvient à exercer.
L’enregistrement date de 1957, et a lieu à Newport lors d’un festival qui accueillera trois chanteuses : Ella Fitzgerald, Carmen McCrae, et Billie Holiday. (La première édition ne retiendra que les noms d’Ella et de Billie. Il faudra attendre une nouvelle édition, près de 50 ans plus tard, pour découvrir l’intégralité du festival et voir enfin figurer sept titres de plus, interprétés par Carmen Mccrae )
Trois timbres distincts : un oiseau chantant jovialement le printemps aux tous premiers rayons de soleil, un autre tout aussi rieur, avec ce soupçon magnifiquement teinté de blues, et un dernier qui immédiatement fait référence à la complainte, avec cette voix blessée et écorchée.
On croirait que cette comparaison soit faite également pour distinguer le destin de chacune d’elles, et inutile de préciser lequel apparaîtra comme celui d’un moineau qui aura dû très tôt trouver à vivre avec la malchance, comme s’il avait été amputé d’une aile en tombant du nid, et ait dû déployer des efforts terrifiants pour subsister.
IL est des timbres extrêmement touchants qui laissent apparaître la plus profonde mélancolie. L’histoire retiendra à jamais celui de Billie Holiday , qui s’en fera l’interprète avec l’authenticité la plus poignante, doublée d’une douceur qui sera là pour voiler discrètement une tristesse afin que l’on n’en perçoive pas de suite la noirceur la plus insondable…
Le contraste incroyable de l’interprétation sur chacune des deux faces du disque est en ce sens à ce point singulier qu’il en paraitrait habilement conceptuel…
Ella Fitzgerald maitrise sur la face A un art dont elle est la reine absolue, une diction dynamique pour chanter un jazz parfois survolté ("Airmail Special") ou très romantique ("Body & Soul", "April in Paris"). Un registre allant du scat exigeant un contrôle d’une technicité parfaite, aux ballades d’un vibrato des plus langoureux.
Une véritable joie de chanter, de communiquer avec le public, lui demandant quel titre voudrait il même entendre…
Tellement à l’aise dans cet exercice qu’elle termine sur une chanson ou elle démontrera ses talents d’imitatrice ("Can’t Give You Anything But Love") rendant ainsi un hommage amical à son ami Satchmo ( Louis Armstrong ) , et brocardant avec finesse une certaine Marilyn…
Une face qui laisse entrer le soleil par la grande porte, un enthousiasme communicatif, tout pour faire s’exalter et percevoir la vie sous un jour éveillé et encourageant.
Le présentateur annonce maintenant solennellement l’arrivée sur scène de Johnny Mercer, très grand compositeur en cette période, et éminent détenteur de très nombreux tubes interprétés par les plus grandes voix, parmi lesquelles Franck Sinatra, Sarah Vaughan…
Celui-ci fait une très courte apparition, tenant à rendre un hommage distingué à cette chanteuse qu’il a jadis accompagné, et qui avait interprété l’une de ses toutes premières compositions.
L’ambiance est toute différente à présent...
La chanteuse est beaucoup moins enflammée que la précédente, elle officie dans un tout autre registre…
Celui de l’affranchissement, d’une espèce de désinvolture qui plane dans sa voix, mêlée d’une adresse formidable techniquement, semblant chanter sans se soucier des lignes, comme une liberté prise à une forme de règle que seules les âmes perdues peuvent s’autoriser…
La petite voix fluette a depuis longtemps laissé place à un timbre éraflé, chacune de ses prestations témoignent depuis plusieurs années maintenant d’une lente déchéance vers un abîme qu’elle sait irrémédiable. Désemparés ou médusés , on ne pouvait qu'admirer le talent d’une femme qui mettra à chaque fois son âme à nu.
"Nice Work if You Can Get It" pour introduire cette face B, un air léger comme une plume, accompagné d’un trio qui tient merveilleusement bien cette cadence volage.
"Willow Weep For Me" : Un tempo très lent, telle une marche dépitée au sortir d’un bar ou l’on aurait noyé un spleen dans une indifférence générale ; Billie semble être filmée au-dessous d’un réverbère... des passants faussement pressés ne lui jetant pas le moindre regard…
On ne veut pas voir un spectacle si atterrant, cette révérence au défaitisme qu’elle seule aura sublimé.
Elle chante avec une aisance qui en dit beaucoup plus sur sa capacité à s’accommoder à la douleur que n’importe quel autre témoignage.
Les chansons se suivent avec une maestria ensorcelante, le timbre est lent, posé dans "My man", plus rapide dans "Lover Come Back To Me" dramatique dans "Lady Sings The Blues". L’une des rare chanson qu’elle aura signée. Autant de chansons qu’elle parait s’être appropriée à jamais, et que peu d’autres auront l’audace d’interpréter de peur de sombrer dans la banalité et l’insignifiance...
Une face qui se clôturera avec "What A Little Moonlight Can Do" qui se distinguera par un tempo assez enjoué, et qu’elle transcendera à la fin de la chanson dans une plainte silencieuse, seule avec une voix écorchée, pour que l’orchestre revienne quelques dernières secondes afin de mettre un terme définitif à cette prestation hors du temps, et finisse par donner un angle plus allègre, comme pour mieux panser la mélancolie qui nous habite alors.
J’ai découvert cet album il y a bien longtemps maintenant, porté par la magie de l’instinct, pour me l’être approprié dans une dimension qui m’a permis de vous le conter avec passion, la même qui j’espère vous étreindra lorsqu’à votre tour vous le conseillerez pour qu’il ait une place plus que méritée parmi d’autres, et qui selon l’humeur pourra revêtir un aspect jovial ou désenchanté.
Deux couleurs qui semblent s'opposer, mais qui sont en fait si complémentaires et indissociables l’une de l’autre .
Comme le soleil l'est à la pluie , comme le jour l'est à la nuit..
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